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La somme de l’infini est-elle un nombre négatif ?

Un (vieil) article Slate.fr (par Thomas Messias) :

-1/12 ?

Stupides êtres humains que nous sommes. Nous pensions que la somme de tous les entiers naturels (0 + 1 + 2 + 3 + 4 +…, et ainsi de suite sans jamais s’arrêter) était infinie, mais des petits malins venus d’Amérique affirment avoir découvert une toute autre vérité, qui pourrait bien remettre en question l’intégralité de nos certitudes mathématiques et spirituelles: loin d’être infinie, cette somme serait en fait égale à un nombre négatif, à savoir -1/12.

Renversant: imaginez que vous mettiez 1 euro de côté le premier jour de votre vie, puis 2 euros le deuxième jour, et ainsi de suite pour l’éternité –à supposer que vous soyez immortel(le). Loin de devenir peu à peu riche comme Crésus, vous finirez par recevoir un coup de téléphone de votre banque, vous informant de l’état débiteur de votre compte pour environ 8 centimes d’euros.

Reformulé en termes mathématiques, le problème se présente comme ceci: s’il est établi depuis l’aube de l’humanité que la série de terme général n est divergente, les auteurs de la vidéo ci-dessous viennent de tenter de nous expliquer qu’elle est en fait convergente et que sa limite est -1/12.

La démonstration semble relativement simple pour qui n’est pas tout à fait rebuté par un peu de calcul. Commençons par définir trois sommes qui seront utilisées ensuite:

S1 = 1 – 1 + 1 – 1 + 1 …

S2 = 1 – 2 + 3 – 4 + 5 …

S = 1 + 2 + 3 + 4 + 5 …

Nous cherchons donc à évaluer la valeur de la somme S, d’où nous avons fait disparaître le 0 initial en raison de son inutilité crasse.

Le début de la démonstration suffit à plonger le spectateur dans un profond désarroi. D’après la vidéo, la somme S1 vaut… 1/2. Autrement dit, si un être immortel gagne un euro le lundi, perd un euro le mardi et ainsi de suite pour une durée infinie, il se dirige vers une situation dans laquelle il sera riche de 50 centimes. Voici comment procède le démonstrateur de la vidéo.

Calculons le double de S1. Pour cela, écrivons-la une première fois, puis recopions la même sur la ligne suivante en décalant d’un cran comme suit:

2 S1 = 1 – 1 + 1 – 1 + 1…

+ 1 – 1 + 1 – 1…

Chaque colonne (sauf la première) valant 0, on obtient l’égalité suivante:

2 S1 = 1, d’où S1 = 1/2

Résultat surprenant, mais les chiffres ont parlé.

Intéressons-nous ensuite à S2 et décidons de calculer le double de cette somme. Pour cela, procédons comme précédemment en écrivant la même somme sur deux lignes consécutives, mais en décalant juste d’un cran:

2 S2 = 1 – 2 + 3 – 4 + 5 – …

+ 1 – 2 + 3 – 4 + …

Il apparaît alors qu’en calculant par «colonne», on obtient alternativement +1 ou – 1.

Donc:

2 S2 = 1 – 1 + 1 – 1 + 1… = S1, qui vaut 1/2 comme montré précédemment.

Par conséquent:

S2 = 1/4

Après ces calculs préliminaires, venons-en à la somme qui nous préoccupe, nommée S en début d’article. Calculons S – S2:

S – S2 = (1 + 2 + 3 + 4 + 5 + …) – (1 – 2 + 3 – 4 + 5 – …)

= 1 + 2 + 3 + 4 + 5 + … – 1 + 2 – 3 + 4 – 5 + …

On observe alors le phénomène suivant: les nombres impairs disparaissent par simplification, tandis que chaque nombre pair est présent deux fois.

Donc:

S – S2 = (2 + 2) + (4 + 4) + (6 + 6) + … = 4 + 8 + 12 + …

Par ailleurs:

4 S = 4 x (1 + 2 + 3 + …) = 4 + 8 + 12 + …

Grâce aux deux lignes précédentes, on en déduit donc que:

S – S2 = 4 S

En remplaçant S2 par la valeur trouvée plus tôt, c’est-à-dire 1/4, puis en résolvant brièvement l’équation du premier degré obtenue (transformable en -1/4 = 3 S), on obtient effectivement le troublant résultat suivant:

S = -1/12

Etonnant non?

A vrai dire, les auteurs de la fameuse vidéo ne sont pas les premiers à proposer cette démonstration, datant de 1735 et que l’on doit au mathématicien suisse Leonhard Euler. Une démonstration pas tout à fait fausse. Mais pas tout à fait vraie non plus. Car en maths comme ailleurs, tout peut être question de point de vue.

Au début du XIXe siècle, le mathématicien norvégien Niels Henrik Abel formulait cette mise en garde:

«Les séries divergentes sont une invention du diable, et c’est une honte de les utiliser dans la moindre démonstration.»

Or toutes les séries abordées plus haut sont divergentes, c’est-à-dire que la suite de leurs sommes partielles ne converge pas vers un nombre réel. Ce que veut notamment dire Abel dans sa recommandation, c’est que l’on peut faire dire ce que l’on veut aux séries divergentes selon la façon dont on les manipule.

Les arguments sont nombreux, parfois extrêmement complexes, pour démonter le fameux raisonnement du -1/12.

L’un d’eux est le suivant: la somme S1 n’existe pas. S1 correspond à la série de terme général (-1) puissance n, dont la suite des sommes partielles est composée alternativement de 0 et 1, et ne converge donc pas. Or, lorsqu’une suite de sommes partielles n’est pas convergente, il n’est même pas permis de parler de sa somme. S1 n’existant pas, elle ne prend donc pas (a fortiori) la valeur 1/2. Par conséquent, la suite du raisonnement est caduque…

Autre argument plus visuel, qui permet de démonter la méthode consistant à écrire deux fois la même somme en la décalant d’un rang pour mieux calculer sa valeur: comme le propose ce blogueur, considérons S3 = 1 + 1 + 1 + 1 + … et calculons S3 – S3.

S3 – S3 = 1 + 1 + 1 + 1 + …

– 1 – 1 – 1 – …

= 1 car toutes les colonnes (sauf la première) valent 0.

Ceci montre aisément que 0 = 1. Une aberration parmi tant d’autres, provenant du fait que les sommes infinies n’ont tout simplement pas les mêmes propriétés algébriques que les sommes finies…

Abel avait raison: il est trop risqué de jouer avec des sommes infinies comme on le ferait (cette fois sans risque) avec des sommes finies. Les pointillés inoffensifs qui terminent innocemment nos lignes, comme les autres notations plus pointilleuses (à base de sigmas majuscules), sont de vrais outils de propagande auxquels on peut faire dire ce qu’on veut. Tous les infinis ne sont pas égaux, et c’est commettre une erreur grave que de négliger ce fait.

De quoi reléguer cette vidéo certes amusante (pour peu qu’on trouve les maths amusantes) au rang des gentilles petites illusions sans conséquence, entre Sylvain Mirouf et Garcimore.

Thomas Messias

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  1. 11/11/2015 à 23:40

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